Surf - Maman, j'ai raté la bombe

Manquer la meilleure vague d'une session ou d'un voyage, "c'est un gros classique" pour les caméramans de surf. Pourquoi ça arrive ? Comment le vivent-ils ? Quels impacts sur le plan personnel et professionnel ? Trois filmmakers français répondent.

- @oceansurfreport -
©Seth de Roulet / Red Bull Content Pool

--- Initialement publié le 8 décembre 2020 ---

"Et ma bombe, tu l'as ?" Tôt ou tard dans leur carrière, la gorge nouée et le regard vide, les caméramans de surf ont forcément dû répondre par la négative à cette question fermée. Se triturer les méninges et trouver l'excuse parfaite pour éclipser un manque d'attention. Ou alors faire appel à un tas d'arguments rhétoriques et convaincre leur auditoire pour justifier une faute professionnelle. À cet instant précis, les émotions se bousculent et les pensées s'entrechoquent. "Tu te refais toute la scène dans ta tête. Tu te dis que tu aurais dû rester concentré, tu t'en veux", explique Ludovic Lasserre, dans le métier depuis plus de dix ans avec sa société Falling Angels Prod. Parfois, même s'ils sont rares, ces brefs moments d'égarement ne passent pas et s'impriment dans le cerveau. "Il y a une histoire, aujourd'hui encore quand j'en parle, je reste frustré", se remémore le réalisateur français Vincent Kardasik, un des meilleurs dans son domaine.

Une seule vague vous manque et tout est dépeuplé 

Silence, ça tourne. En mai 2017 dans l'archipel des Mentawaii (Indonésie) lors du tournage de "Vague à l'âme", un documentaire sur la Billabong Adventure Division et sa tête d'affiche, Benjamin Sanchis, Vincent opère comme cadreur et chef opérateur. Après 15 jours de trip, la vague world-class d'Hollow Trees (aussi connue sous le nom de Lance's Right) assiste à la rentrée d'une nouvelle houle et toute l'équipe est sur le qui-vive. "Sancho était à l'eau et j'étais installé sur le dinghy (petit bateau à moteur, n.d.l.r) dans la passe. Mais les conditions météo étaient vraiment mauvaises, je me faisais rincer par la pluie et sur la température de la caméra virait au rouge. Ça surchauffait !", poursuit le Landais qui travaille avec du matériel haute technologie. À bord d'une embarcation plus grande et équipée d'un abri contre le vent et les embruns, un ami lui propose de monter à bord.

Une nouvelle série de vagues rentre mais le bateau sur lequel est positionné Vincent est mal placé. "L'ancre venait de casser et on était en train de dériver. Alors le capitaine a entamé une manœuvre vers le large." Au même moment, Benjamin démarre sur une bombe. Loin derrière la zone de déferlement, Vincent reste attentif mais peine à distinguer la scène et surtout, ne peut pas enregistrer. "Et d'un coup, j'ai aperçu un espèce de souffle... J'ai entendu les gens hurler sur les autres bateaux et "Sancho" faire un énorme kick-out. Là, j'ai pris un coup au moral. J'ai eu beau avoir passé les trois meilleures semaines de ma vie en Indo et filmer non-stop, ce moment-là a tout foutu en l'air."

Envisager la possibilité de manquer la meilleure vague d'une session ou d'un voyage, c'est le pain quotidien des réalisateurs de films de surf. Une réalité à laquelle ils sont préparés mais qui fait toujours aussi mal, malgré le temps qui passe. "C'est forcément quelque chose que l'on garde en tête. C'est ce qui se dit souvent d'ailleurs : la bombe, tu ne l'auras pas", explique Antoine Chicoye, fondateur de l'agence Palm Production.

45 secondes chrono

L'erreur est humaine, surtout quand on passe six heures sur une plage en plein cagnard à filmer un homme en combinaison noire parmi 40 hommes en combinaisons noires. Mais si elle est répétée, c'est considéré comme de l'incompétence. Les faits isolés sont rarement lourds de conséquences. En revanche, l'accumulation de bévues peut conduire à des décisions radicales dans un métier éminemment compétitif. Vincent Kardasik se rappelle d'une histoire liée au free-surfeur australien Craig Anderson qui a longtemps travaillé avec un même filmmaker avant de mettre un terme à leur relation. "Sur deux trips consécutifs, il a raté trop de vagues et ça a saoulé Craig. Alors il a arrêté de bosser avec lui", lance le Landais avant d'ajouter qu'"un grand photographe/caméraman, en contrat avec Quiksilver et qui filmait Kelly Slater, s'est également fait virer parce qu'il commettait trop d'erreurs." 

Qu'est-ce qui amène à rater une bombe ? Il existe au moins autant de raisons que de surfeurs à l'eau en 2020. D'abord, les contretemps techniques. "Les caméras avec lesquelles on filme aujourd'hui sont des petits bijoux de technologie, très capricieux. Il faut tout anticiper", explique Vincent. Un avis partagé par Antoine : "Le changement de batterie, c'est la classique. Lors de cette manipulation, la caméra est éteinte pendant un créneau d'environ 45 secondes." Et même sur une session de sept heures, c'est parfois 45 secondes de trop.

Ensuite, il y a l'environnement extérieur. "Ça reste un milieu naturel, on filme un surfeur en mouvement qui évolue dans un élément en mouvement", philosophe Vincent. Pour Ludovic, c'est l'expérience qui prime et si certains caméramans durent dans le métier, c'est pour une raison. Un bon chasseur doit toujours avoir son fusil armé et se tenir prêt. Mais être un excellent technicien et maîtriser tous les outils numériques ne suffit pas pour réussir. L'anticipation, l'interprétation de l'environnement et la lecture des vagues constituent en revanche un solide atout. Et même une maîtrise parfaite de son sujet à ses limites. Vincent se rappelle de cette histoire où une de ses connaissances a raté une bombe parce qu'une personne assise devant sa caméra s'est levée pile au moment où le surfeur a démarré. À ce stade, ça relève du karma. Par contre, si la maladresse est liée à la vérification du taux d'engagement de son dernier post Instagram ou l'assouvissement de son manque de nicotine, difficile de se libérer de la culpabilité.

"Il y a une justice"

Comme les contes de fée, il existe parfois des fins heureuses. En février dernier lors du Nazaré Tow Surfing Challenge, Antoine, qui travaille régulièrement avec la chargeuse français Justine Dupont, s'était rendu au sein de la petite cité portugaise pour le tournage d'un documentaire qui sortira début 2021. Lors de cette fameuse journée du 11 févrierAlex Lesbats et Michael Darrigade, avec qu'il co-réalise ce projet intitulé "Enfer & Paradis", sécurisent deux angles et lui permettent de prendre des risques en filmant depuis la plage. "La journée commence avec un épais brouillard, on ne voyait pas à deux mètres", se souvient le réalisateur. "J'étais connecté à la radio de Justine et Fred (David) et je les entendais prendre plein de vagues. Pendant ce temps-là, c'était impossible de filmer." Les heures défilent et la situation n'évolue guère. À l'aveugle, Antoine enregistre malgré tout, sans vraiment savoir ce que sa caméra visualise. À la fin de la journée, il est persuadé de rentrer bredouille au port. "J'assume et je me fais chambrer par Fred qui aime bien tacler (rires). Honnêtement, je préférais me dire que je n'avais rien." Après trois intenses journées de tournage, le trio se pose derrière un écran et visionne le fruit de leur travail. Coup du sort ou du destin, la seule image exploitable d'Antoine lors de cette session est celle où Justine dévale une des plus grosses vagues jamais surfée par une femme. "J'avais tellement peu de chance de l'avoir... Mais de toutes les images que j'ai faite, c'est la plus belle. C'est la première fois où je me suis dit : "Il y a une justice." Justine a pris des risques, moi aussi à mon échelle, et on a été récompensé", évoque-t-il aujourd'hui avec soulagement.

Une anecdote qui rappelle, dans une registre différent, une autre histoire de Vincent. "Quand j'étais plus jeune, j'ai raté une vague de Wade Goodall pendant le tournage du film "Passion Pop" de Billabong. Je devais squatter chez lui, en Australie, jusqu'à ce qu'il replaque une nouvelle manoeuvre aérienne. Je filmais en aquatique la première fois qu'il l'a rentré. Mais le plan était trop serré et inutilisable. Certains responsables de Billabong International me l'avaient reproché." Deux jours plus tard, le free-surfeur originaire de la Sunshine Coast du Queensland en pose un avec beaucoup plus de style et d'amplitude, et Vincent a le plan parfait. "Tu te dis presque que tu as bien fait de louper !", plaisante-t-il.

Comme pour tout métier de l'image, la profession de caméraman subit la loi des tendances et les aléas des réseaux sociaux. Trop souvent lié à la notion de gratuité, malmené par une course absurde à la résolution et méprisé par des internautes qui regardent des chefs-d'œuvre de films de surf sur un écran de 5,7 pouces, le boulot connaît peu de hauts et beaucoup de bas. Antoine Chicoye soulève néanmoins un juste paradoxe. Celui d'un job centré autour du numérique mais que l'innovation et les nouvelles technologies n'a jamais déshumanisé. "C'est une science incertaine. On ne peut pas être présent partout tout le temps et rater une bombe, ça fait partie du truc. Au final, c'est juste un gars derrière sa caméra qui filme du surf."

Photo à la une : ©Seth de Roulet / Red Bull Content Pool

       
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